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Endurance en Montagne Ardéchoise

23 août 1986: Ernen - Livigno, mémorable sortie à travers les Alpes Suisses

23 Avril 2016 , Rédigé par Le Bourrin Ardéchois Publié dans #Sorties à vélo

La Suisse me manque

La Suisse me manque

Envole toi vers l'arc-en-ciel... Le décollage puis l'envol à partir de 4'30 est magique... Envolons nous vers l'arc-en-ciel

Le Glacier du Rhône

Vendredi 22 août 1986. Alain Virieux, Dominique Rodriguez et moi terminons une semaine de vélo dans le Valais. Partis de Grenoble à la pédale et sac sur le dos pour Ernen une semaine plus tôt, nous nous réjouissons d'un premier bilan fructueux malgré une météo moyenne avant une deuxième semaine plus prometteuse encore depuis Livigno. Après pour moi les Cols du Simplon, du Nufenen (trois fois), de la Furka (trois fois), du Susten, du Grimsel (trois fois), du St Gottard et le tour par Stans, se présentent le Stelvio, le Julier, l'Albula, le Gavia, le Mortirolo et autres joyeusetés. Notre arrivée à Livigno est fixée au lendemain, mais les prévisions météo alarmistes poussent mes deux compagnons à anticiper la traversée des Alpes Suisses afin de la tronçonner en deux étapes, avec nuit à Thusis. Leur ("demi-") étape Thusis - Livigno restera comme une des plus difficiles sorties de leur carrière. Je décide de profiter à plein de la location payée à Ernen et de ne partir que le lendemain. Mouais. Grand beau temps d'ailleurs ce vendredi, qui me voit grimper le Nufenen et le Grimsel. Le réveil est mis à 5h30 pour le samedi, qui s'annonce dur et long. Le sommeil déchiré par la sonnerie, l'ouïe m'alerte instantanément de la terrible réalité: il pleut à verse! Un coup d'oeil à la fenêtre... et je me recouche! Ne pas penser. Une heure et de nombreux retournements sous la couette plus tard, il me faut l'affronter, cette réalité, sortir la tête du sable. Affaire de 10 minutes. Le petit déjeuner est prêt, un épais matefaim préparé la veille. L'engloutir, enfiler la tenue dont l'imperméable, mettre le sac sur le dos, fermer sans rien oublier, glisser la clé dans la boîte aux lettres et se jeter à l'eau. Après les trois kilomètres de descente pour aller franchir le Rhône, je suis trempé et frigorifié. Il reste 265 km et 5200 m de dénivelée. Pour me réchauffer, je fonce! Dans une démarche complètement déraisonnable, je décide de m'imposer un chrono jusqu'au Furka Pass, qui 45 km plus loin culmine à 2431 m! A nouveau l'autruche, extrême opposé. Je me revois prendre les relances sans lâcher la pression, traverser les villages le souffle contrôlé mais lourd, serrer les dents dans le grand cirque du Glacier du Rhône dont le contournement définit une dernière rampe de 9 km à 8%. Sublime décor que je ne peux qu'imaginer, perdu que je suis dans un brouillard épais, glacial et transpercé par une pluie diluvienne qui n'a pas faibli depuis le départ. Ne pas penser. Au col, la neige! Chaud je suis, chaud je me jette dans la descente. Gelé je parviens à la traversée du village de Réalp, dix kilomètres plus bas. La route franchit une voie ferrée, passage à niveaux ouvert. Ma grande prudence est insuffisante: la roue avant glisse sur le premier rail et s'engouffre entre les deux! Pris d'une peur panique à l'idée qu'elle se plie, instant dont j'ai encore la longue durée parfaitement en mémoire, un réflexe de mes jeunes années à sauter les trottoirs dans les rues de Grenoble me la fait instantanément la lever, suite à quoi je tombe lourdement sur le côté droit. Deuxième réflexe, un mouvement de rotation me fait tomber sur le sac à dos. "La clavicule a tenu" est ma première pensée, "la roue aussi" ma deuxième. Deux pensées. Dans mon esprit, toutes proportions gardées, je suis dorénavant un miraculé pour le reste de la journée. La ligne droite vers Andermatt en est moins terrible. Il y a une réalité: les frissons qui descendent le long de mon corps ne sont pas éliminés par le pédalage dans ce faux plat descendant. A l'ancien bourg de base de grandioses alpages, devenue petite ville hôtelière tant sa position est privilégiée au coeur des montagnes où naquit la Confédération Helvétique, se présente le deuxième col: l'Oberalp Pass. Je le grimpe... à fond! L'eau ruisselle de partout, j'ai l'impression de monter dans un torrent. Je commence à prendre peur: il reste 210 km! En pleurs, je fais du stop tout en roulant, n'obtenant pour réponses que quelques encouragements!

30 ans plus tard, je revois tout dans le détail. 30 ans, hier. A 2044 m, la précipitation n'est pas cristallisée, juste quelques petits degrés au-dessus de zéro. Il y a bien longtemps que tout est trempé: vêtements de corps, vêtements dans le sac, jusqu'aux os comme on dit. J'entends encore les "splachs" alternatifs de mes chaussures à chaque descente de pédale. Après une quinzaine de kilomètres de descente infernale, ma résistance atteint ses premières limites: les frissons ne suffisent plus à équilibrer mon métabolisme, qui a enclenché les claquements de dents et une vibration générale qui engendre du guidonnage. Remarquable, d'ailleurs, ces claquements de dents sur lesquels on n'a aucun contrôle. Quand au guidonnage, il est carrément dangereux. C'est donc par portions de un kilomètre durant lesquelles je serre les bras à défaut des dents que j'atteins la petite ville de Disentis. Je suis au tiers de la sortie et j'entre dans un supermarché. Je n'ai pas de cuissard long mais des jambières chargées de boue qui descendent sur les chevilles. J'y reste un bon quart d'heure à gigoter, observé telle une bête de foire. Que faire? Aujourd'hui, j'arrêterais, ou plutôt je l'aurais déjà fait. A 21 ans, je continue. Je n'ai pas non plus oublié le franchissement de la porte de sortie et la remontée sur le vélo sous le regard apeuré des clients et du personnel du magasin. La route de la Vallée du Rhin (Antérieur) ne descend pas paisiblement le cours d'eau jusqu'à sa confluence avec celle du Rhin (Postérieur). A Ilanz, mon choix se porte sur les vallonnements sud pour se hisser au-dessus de la gorge la précédant. Mauvaise option: la route est en réfection sur quelques kilomètres dans sa partie centrale et de marcher dans la zone la plus mauvaise ne m'évite pas la crevaison que je cherchais à éviter. Le vélo comme le bonhomme est couvert de boue, et changer de chambre à air les doigts rigidifiés ajoute à la galère. Là, véridique, je minimise ma situation en pensant à celle dont est un jour sorti Henri Guillaumet dans la Cordillère des Andes. "Ce que j'ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait", narra-t-il à St-Ex. Alain Virieux me l'avait racontée, puis j'avais lu. "Ce que je fais aujourd'hui, et bien, beaucoup d'humains l'ont vécu, et bon nombre en bien plus éprouvant!". La remontée de la Vallée par Thusis et Tiefencastel me fait un bien fou. Le pédalage en faux plat montant me réchauffe au point que j'en viens à oublier la pluie et je suis bien décidé à grimper sans fléchir les 1600 m de dénivelée qui se présentent. 1600 m de dénivelée... Je carbure depuis le départ au chocolat, suisse; exclusivement. il doit m'en rester 600 g dans le sac et je ne m'arrête que pour réduire la précieuse réserve, faire le plein d'eau, sous la pluie, et l'évacuer, idem. Savognin, Mulegns et surtout Bivio sont traversés dans une allégresse qui m'émeut encore trois décennies plus tard, que certainement je ne connaitrai plus sur un vélo, le souvenir devrait donc en devenir plus prégnant encore. Je me sens surpuissant, irrésistible. Félicité, je t'ai connue sur un vélo. Et m'effondre. Presque. Quand la neige succède à la pluie à 5 bornes du sommet. La pluie n'a pas cessé depuis le départ et pour la première fois, je sens mes forces décliner. Pire, la neige tient au sol et je me demande combien de temps encore je vais rester sur le vélo. Je me revois me retourner pour évaluer la profondeur de la trace, donner des coups simultanés de guidon et de pédale pour ne pas partir en travers. La fin du col est un chemin de croix. Précocement, celui-ci s'achève par un miracle: physiquement et techniquement, ma résurrection se situe aux 2284 m du Julier Pass, je revois un car s'arrêter et un groupe de touristes en sortir pour prendre en photo... le cycliste! Vivant! J'ai une photo de ces touristes en action. Elle viendra en illustration. La descente pascale? Plus glaciale encore! Car le ciel s'est dégagé d'un coup aux abords de Silvaplana puis St Moritz, balayé par un blizzard contraire. Je guidonne à nouveau dans la descente mais la haute vallée de l'Engadine est heureusement proche et me revoilà à envoyer. Putain j'étais fort.

Nouvelle contrariété: la sublime éclaircie du soir me fait prendre conscience qu'il est tard et que je vais arriver de nuit! Bonne nouvelle cependant: je réalise à ce moment pour la première fois qu'il existe une heure, un temps qui s'écoule. Mon ascension se développe dans la montée au grandiose Passo del Bernina, à bloc vent arrière toute, je suis Jonathan le Goëland 2328 m au dessus du niveau de la mer, et très en-dessous des 0°, c'est sûr. La nuit me saisit dans la montée profonde du Forcola di Livigno, élévation sans résistance jusqu'à ses 2315 m, qui clôture le chapelet de cols du jour. Ne reste qu'à léviter dans les les 15 km de descente vers Livigno, en assurant les appuis et ouvrant les yeux sous la pleine lune, trouver notre location, de mémoire puisque le papier-plan est à l'était de bouillie, et enfin débarquer sous le regard ébahi de mes compagnons se posant la question de mon signalement aux carabiniers. Et de me raconter leur terrible montée du Julier Pass sous la neige depuis leur départ de Thusis! De Alain au sommet tentant de prononcer des mots sortant en onomatopées, de Dominique ne parvenant plus à tenir le guidon, de la voiture partie tout droit dans un virage, de leur refuge à consommer une soupe chaude dans un café à Silvaplana! La place du Julier Pass dans ma mémoire est d'une telle intensité qu'il me manquerait quelque chose si je n'y retournais jamais... Quelque chose de l'ordre du pèlerinage. Le parcours (cliquer sur le numéro):

Parcours cycliste 1925098 - powered by Bikemap

Merci Eric.

Benina pass, 2328 m. Les suisses savent faire rouler des trains, été et hiver. Coire - Tirano, un truc qui me plairait beaucoup de faire. Ils savent aussi tracer des pistes de ski de fond...

Benina pass, 2328 m. Les suisses savent faire rouler des trains, été et hiver. Coire - Tirano, un truc qui me plairait beaucoup de faire. Ils savent aussi tracer des pistes de ski de fond...

En transe

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E
Du bien de le relire celui-ci ! Tu es un Mec incroyable Patrick ;) . ... En comparaison, notre fin d'ascension du Ventoux depuis Malaucène sous la pluie, en 2013 je crois, et la redescente avec un camping-car belge, cause frigorifiés et trempés, les vélos pendus à son porte vélo, c'était le grand luxe !!!
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E
Voyant ce nouvel article, j'allais dire: 'tiens, il recycle !"
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P
bonjour, c'est pas rien ce périple, dans la lignée de Patrick Plaine et sa traversée du galibier dans la neige pendant son tour de France,avec refuge en gare d'aiguebelle après "apitoiement" du chef de gare...
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M
J'aimerais voir cette photo des touristes en action !<br /> 7100 mètres d'élévation en 268 km, c'est une belle performance, surtout avec dans de telles conditions.<br /> Bref, belle aventure ! Avec l'âge, j'imagine que tu es devenu un peu plus prudent.<br /> Merci de nous faire lire et vivre d'aussi beaux récits ! Continue !
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L
5200 m d'élévation; seulement! Avec l'âge, j'ai surtout perdu de la vigueur. Question beau et gros voyages sur deux roues, celui de ce récit reste modeste devant les tiens.
E
Il va déjà falloir que je me procure un nouveau vélo... J'ai une fissure sur le hauban de mon Look...<br /> <br /> Les conditions pour le ski sont exceptionnelles cette semaine...
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E
D'habitude de m'ennuie un peu des récits vélocipédiques mais là, ce fut un vrai régal.<br /> <br /> Quel mémoire et c'est si bien écrit...
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L
Vrai que l'exercice est risqué. J'ai osé, ou plutôt j'avais, puisque comme ta mémoire te le rappelle, la narration avait été publiée dans feu l'ancien blog. Neige dans les Alpes ce matin ? Ca floconne dès 1000 m en Ardèche! Par ailleurs, ce serait sympa de se revoir prochainement. Ca fait longtemps et commence à me manquer.
F
De telles souffrances physiques et mentales sont, pour moi, inimaginable.... Comme tu l'écris, "putain, t'étais fort!". Vraiment très très fort...
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L
C'est vrai que j'étais fort, et jeune et insouciant. Etonnant comme le cerveau peut garder tant de faits en mémoire, dont des tous petits. C'est simple, l'expression "c'est comme si c'était hier" est parfaitement adéquate.
P
Inénarrable. On n'est pas tous faits du même bois, assurément !
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L
Assurément, d'accord. Rien quand même de très exceptionnel dans cette sortie au regard de ce que de nombreux autres ont vécu. Une très grosse sortie gagnée par la force de la condition physique.
O
Tu as une sacrée boite à souvenirs ! Même si j'étais déjà dans la confidence de cette terrible expérience cela me fait quelque chose de la lire ..... je te vois en action à braver les caprices du ciel ......
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L
Tu en as vécu d'autres! Terrible mais magnifique expérience.